dimanche 21 octobre 2012

Ironie n°158 - Juillet/Août 2011

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Interrogation Critique et Ludique n°158 –  Juillet/Août 2011
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris
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Être livre / Être libre
Les deux Chamfort

Après « Où est Chamfort ? », il est là vivant dans ses œuvres, essayons de répondre à cette autre question : « Qui est Chamfort ? »

D’abord, mettons de côté, les visions exagérées que certains critiques littéraires aiment à associer à Chamfort. Pour exorciser ces noirceurs alimentées par le XIXème siècle et une partie du XXème siècle, il suffit de lire la 4ème de couverture de l’édition de poche Folio des « Maximes et pensées. Caractères et anecdotes. » (éditions de 1970) et dont j’ai ici une réédition de 1982 :
« Un enfant naturel, admirablement doué, beau comme l’Amour, qui ne fait la conquête de la haute société que pour lui dire son mépris et laisser la plus cruelle peinture des dernières années de l’Ancien Régime. La Révolution survenue, Chamfort s’y jette à corps perdu. Mais ce dernier des justes ne supporte pas ce que Robespierre et Marat imposent de violence et de sang à l’action politique et il tente de se tuer « dans des circonstances si horribles, écrit Albert Camus, qu’elles donnent sa dimension exacte à cette tragédie de la morale ». Chamfort est « le moraliste de la révolte » et son œuvre « le récit d’une négation de tout qui finit par s’étendre à la négation de soi, une course vers l’absolu qui s’achève dans la rage du néant ».

Chamfort est immédiatement vu comme un être torturé, la figure typique du romantique, rongé par la syphilis et plein de ressentiments. De la même manière, on caricature Courbet en placardant dans tout Paris lors de l’exposition au Grand Palais en 2007 son Autoportrait en désespéré. Chamfort n’est pas un champion de la négation comme le prétend Albert Camus. C’est en réalité un amoureux de la vie, un as du secret. Un caractère complexe qui choisit très tôt une carrière littéraire. :
« Je ne serai jamais prêtre ; j’aime trop le repos, la philosophie, les femmes, l’honneur, la vraie gloire ; et trop peu les querelles, l’hypocrisie, les honneurs et l’argent. »

Le rapport à l’écriture de Chamfort peut se résumer dans le va-et-vient entre ces deux volontés qui finalement se rejoignent : Être livre ou Être libre ? Telle est la question. Est-il plus noble pour un esprit vif de chercher à tout prix la publication ou de se concentrer sur l’emploi libre de son temps et de son écriture ? Chamfort a mis du temps à trouver le lieu et la formule de son style. Mais le contenu était déjà là.

Au début de sa carrière, Chamfort pense qu’être libre, c’est être livre. Il écrit dans des revues proches des encyclopédistes dès 1761. Il a vingt ans.
Il cherche des pairs : Il les trouvera dès 1764 en écrivant sa première pièce de théâtre : La Jeune indienne. Rousseau et Voltaire admirent le style de ce jeune auteur. Pour une fois, ils sont d’accord. Voltaire le signale d’emblée dans sa lettre : « Vous irez très loin… »

Cependant, Chamfort ne souhaite pas être assimilé aux encyclopédistes. L’abbé Morellet aurait dit en 1777 : « M. de Chamfort a refusé de se faire incorporer dans l’encyclopédisme, et l’intolérance des philosophes par état est plus féroce que celle tant reprochée des gens d’église. » Chamfort garde ses distances, reste libre de toute convention.

Grand lecteur ouvert à toutes sortes d’ouvrages comme le prouvera ses critiques littéraires dans les journaux révolutionnaires, il admire les auteurs grecs et latins, et les écrivains du Grand Siècle : non seulement Racine, La Fontaine, Molière, à propos desquels il fera des éloges, mais aussi Pascal, La Bruyère et La Rochefoucauld. Il écrit pour être livre, pour être lu, pour être reconnu, pour entrer dans son siècle. Il répond à des commandes de circonstances, donc poèmes, contes, épîtres, odes, ballets. Il anime des jalousies. Ses pièces de théâtre ne sont pas appréciées essentiellement par les critiques. Il entre sur un malentendu voulu à l’Académie française en 1781. Mais déjà son choix radical se précise. La société n’est plus en phase avec son style. L’aristocratie est décadente et les hommes de lettres provoquent des querelles vaines.

Pour les historiens et les critiques littéraires, Chamfort serait double, un Janus avec une tête tournée vers les codes du divertissement de la monarchie finissante et une tête tournée vers les espoirs politiques de la Révolution. En fait, l’homme est d’une grande cohérence ; il évolue parmi les avalanches. Il joue avec les sociétés et leurs décors changeants. Seuls demeurent en lui, son plaisir de vivre, la ligne du goût qu’il s’est forgé et le désir d’en découdre avec tous les préjugés.

Toute l’œuvre de Chamfort est une conversation avec lui-même, un Monsieur/Monsieur, un Moi/Lui, où vivent intensément ses contradictions internes : la société et la solitude, le désir d’argent et le mépris de toute compromission, la volonté de reconnaissance et le choix de la fuite.

Il s’agit maintenant pour lui de se retirer de la société littéraire, d’inventer une autre vie, de quitter la volonté d’être livre, donc la publication, et d’être enfin libre de son temps et de son écriture.
« Pourquoi ne donnez-vous plus rien au public ? – C’est que le public me paraît avoir le comble du mauvais goût et la rage du dénigrement. Parce que le public ne s’intéresse qu’aux succès qu’il n’estime pas. C’est que j’ai peur de mourir, sans avoir vécu. »

Nous sommes en 1784, Chamfort a 43 ans. Il écrit dans une lettre à l’abbé Roman de cette même année :
« Le terme arrêté dans ma conscience, résolution que je n’ai dite encore à personne, et que j’exécuterai sans dire que c’est pour toujours, ce terme est le 10 octobre de cette année 1784. […] On s’étonne qu’un homme, qu’on s’obstine à regarder malgré lui comme n’étant pas dénué de tout talent, ne veuille pas subir la loi commune imposée aux gens de lettres, de ressembler à des ânes ruant et se mordant devant un râtelier vide, pour amuser les gens de l’écurie. Rien ne m’a mieux montré la misère de cette classe d’hommes, et en général, de presque tous les hommes, que l’étonnement avec lequel on me voit garder dans mon portefeuille, les productions qui m’échappent involontairement, et par un besoin naturel de mon âme. »
Et encore : « J’ai retiré ma vie toute entière dans moi-même ; penser et sentir, a été le dernier terme de mon existence et de mes projets. Mes amis se sont réunis inutilement pour ébranler ma fermeté : tout ce que j’écris comme à mon insu, et pour ainsi dire malgré moi, ne sera tout au plus que titulus momenque sepulcri. L’indépendance, la santé, le libre emploi de mon temps, même l’usage fantasque de mes livres : voilà ce qu’il me faut ».

Et dans une autre lettre à l’abbé Roman, plus tardive, il affirme à nouveau son désir de ne plus publier :
« L’impression ! si vous saviez des gens de lettres le quart de ce que j’en sais et que j’en ai vu, vous ne me soupçonneriez pas de songer à elle. J’en ai une si grande aversion, que je n’ai de repos que depuis le moment où j’ai imaginé un moyen sûr de lui échapper, et de faire en sorte que ce que j’écris existe sans qu’il soit possible d’en faire usage, même en me dérobant tous mes papiers. Le moyen que j’ai inventé, m’en rend maître absolu jusqu’au monument et même par-delà ; car je n’ai qu’à me taire : et ce que j’aurai écrit sera mort avec moi. »

Et enfin, dans un court poème de la même période dont le titre est clairement significatif « Motifs de mon silence » :
« Je touche au midi de mes ans,
Et je me dois tous mes instants
Pour jouir, non pour faire un livre.
Ami, penser, sentir, c’est vivre :
Ecrire, c’est perdre du temps. »

Rage du néant ou plaisir de vivre ? A vous de voir.

Donc à cinq reprises, Chamfort exprime son désir de ne plus rien publier. C’est un acte rare et fort dans l’histoire de la littérature presque aussi important que le choix de Rimbaud.

Alors que l’édition de 1824-1825 proposait un découpage thématique en cinq tomes, j’ai souhaité présenter les œuvres de Chamfort en deux volumes qui s’articulent autour de cette décision radicale de ne plus rien publier, de ne plus rien donner au public.

Vous voyez : La vie de Chamfort est coupée en deux.
2 Chamfort / 2 Volumes.
L’un montre son désir d’être livre (1762-1784 : 22 ans)
L’autre son désir d’être libre (1784-1794 : 10 ans)

Au final, et c’est l’un des nombreux paradoxes de l’auteur, ce choix, lui permet d’inventer une écriture originale et, on le voit, une écriture plus fournie. En 10 ans, il écrit autant de textes qu’en 22 ans.

Miracle de la liberté ou plutôt comment « être libre » fait de Chamfort un être devenu livre.
On n’a pas encore assez interrogé cette pratique d’écriture, cette stratégie d’une écriture qui éviterait la méprise et la maîtrise des autres, du public. Il faut imaginer Chamfort marchant dans les rues de Paris. Dès qu’une pensée lui arrive, il trouve le moyen rapide de la prendre au vol, il la saisit d’un trait. Il la garde ainsi en mémoire. Il se forge alors un corps de maximes et de pensées, de caractères et d’anecdotes. Il va d’une conversation à l’autre léger comme ces bouts de papier. En même temps qu’il note sa pensée, il l’incorpore. Chamfort se fait livre. Plus besoin pour lui de publier. Les cartons sont des poubelles. La pensée écrite peut être jetée car Chamfort la connaît par cœur. Il peut selon les circonstances l’offrir lors d’une conversation. Ce corps de phrases éparses, fait de fragments ironiques, fait rire et penser à la fois. Le secret de la parole libre. Chamfort développe une sorte d’écriture de la dépense, générosité éphémère de l’oralité, la noblesse de la notion de dépense. C’est ce suc des conversations de Chamfort que Ginguené, qui connaissait le secret des bouts de papier, a voulu à tout prix sauvegarder.

Chamfort choisit d’être libre et aussi d’être livre, mots qui dérivent de la même étymologie latine Liber. Liberté. Chamfort sous l’impulsion de la révolution publie à nouveau une série d’articles dans des journaux révolutionnaires.
Ensuite, il est nommé directeur de la Bibliothèque de la Nation en 1792, ancêtre institutionnel de la Bibliothèque Nationale, avec Jean-Louis Carra par l’intermédiaire de Monsieur Roland, proche des Girondins. Chamfort fut toute sa vie un amoureux des livres et a toujours conçu l’acte de lire comme un acte de guerre, un acte politique. C’est d’ailleurs sur ce terrain là que Chamfort perdra la bataille. En réactualisant le dépôt légal le 19 juillet 1793 pour protéger la propriété littéraire, il est accusé d’accepter les livres d’aristocrates, les livres de Marie-Antoinette et de préparer ainsi la contre-révolution. Littéralement contre toute sorte d’autodafé et de censure, cet engagement ultime en faveur de la liberté lui sera fatal.

Le 31 octobre 1793, Carra périra avec les Girondins et le même sort devait touché Chamfort le 14 novembre 1793 (24 brumaire, an 2) jour où il tente de se suicider. A la lumière de la mort de son collègue Carra, on comprend d’autant mieux son geste. Et comme le dit Chamfort :

« Je suis un homme libre, jamais on ne me fera rentrer vivant dans une prison. »


Lionel Dax – 27 Septembre 2010
Conférence sur Chamfort à la BNF pour les lundis de l’Arsenal
Avec la participation du comédien Benoit Marchand

Conférence enregistrée par France Culture : http://www.franceculture.com/culture-ac-nicolas-chamfort-etre-libre-etre-livre-nicolas-chamfort-etre-libre-etre-livre.html


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Être libre II




Discours sur l’influence des grands écrivains qui a remporté le prix de l’Académie de Marseille en 1767.

« O rois, gardez-vous de croire que vous régnez seuls sur les nations et que vos sujets n’obéissent qu’à vous… Vous tenez dans vos mains le gouvernail de l’Etat ; mais c’est un vaisseau porté sur une mer inconstante et mobile. »
« Le pouvoir peut employer tous les instruments, tous les moyens actuellement existants ; mais il n’en invente point de nouveaux et ne peut préparer l’avenir. Il rend au siècle suivant l’espèce telle qu’il l’a reçue du siècle précédent, sans l’avoir perfectionnée. Il est plus puissant pour l’avilir ou pour la détruire : encore commande-t-il en vain à qui ne veut plus obéir. »
« L’action du génie est plus lente, mais plus forte et plus sûre. Elément invisible, subtil, dont nul obstacle ne peut intercepter l’effet, il pénètre de l’homme à l’homme. »

Essai d’un commentaire sur Racine et Notes sur Esther. 1772.

« Quelle beauté dans les Cantiques de Salomon et dans les Psaumes de David ! Quelle verve brûlante dans le prophète Isaïe ! et quelle touchante simplicité dans l’Evangile ! Là, les idées, dans leur marche fière, n’ont pas besoin, pour étonner, de se revêtir de l’éclat emprunté des paroles, ni de l’arrangement mécanique des mots ; mais belles de leur propre beauté, elles se présentent toujours seules et n’en paraissent que plus sublimes. C’est là que le style s’habitue à une concision énergique, et l’écrivain à resserrer son expression à proportion que son idée s’agrandit ; il n’est aucun genre de beauté dont ces livres ne nous offrent des modèles que l’on a point encore égalés. Rien, dans aucune langue, est-il exprimé d’une manière plus touchante que ce verset de L’évangéliste Matthieu : Vox in Ramâ audita est ; ploratus, et ululatus multus : Rachel plorans filios suos, et noluit consolari, quia non sunt. » (Une voix se fait entendre dans Rama, chargée de pleurs et de plaintes : Rachel pleure ses enfants et ne veut pas qu’on la console, car ils ne sont plus).


Eloge de La Fontaine, 1774.

« Il peint rapidement et d’un trait, des figures vraies et frappantes, mais peu de bordure et point de cadre. La Fontaine sera toujours le plus relu de tous les auteurs. »
« Monsieur,
Quand M. de La Harpe m’envoya son bel Eloge de La Fontaine qui n’a point eu le prix, je lui mandai qu’il fallait que celui qui l’a remporté fût le discours le plus parfait qu’on eût vu dans toutes les académies de ce monde. Votre ouvrage m’a prouvé que je ne me suis pas trompé. Je bénis Dieu dans ma décrépitude de voir qu’il y ait aujourd’hui des genres dans lesquels on est bien au-dessus du grand siècle de Louis XIV. Ces genres ne sont pas en grand nombre, et c’est ce qui redouble l’obligation que je vous ai. Je vous remercie du fond de mon cœur usé, de tous les plaisirs nouveaux que votre ouvrage m’a donnés. » Lettre de Voltaire à Chamfort, 1774.

Notes sur les Fables de La Fontaine

« On a pu remarquer quelques fables dont la morale est évidemment mauvaise ; un plus grand nombre dont la morale est vague, indéterminée, sujette à discussion ; enfin quelques autres qui sont entièrement contradictoires. On voit, par cet exemple, quelle attention il faut porter dans sa lecture, pour ne point admettre de fausses idées dans son esprit ; et s’il s’en est glissé plusieurs dans un livre qui entre dans notre éducation, comme un des meilleurs qui aient jamais été faits, qu’on juge de celles que nous recevrons par un grand nombre de livres inférieurs à celui-ci. Que faire donc ? Je l’ai déjà dit. Ne point lire légèrement, ne point être la dupe des grands noms, ni des écrivains les plus célèbres, former son jugement par l’habitude de réfléchir. Mais c’est recommencer son éducation. Il est vrai ; et c’est ce qu’il faudra faire constamment, jusqu’à ce que l’éducation ordinaire soit devenue meilleure, réforme qui ne paraît pas prochaine. »

Lettres diverses.

A Madame de S. : « Madame de Grammont est partie depuis le commencement du mois. Il me serait impossible de désirer autre chose que j’ai désiré en elle ; et nous avons fini encore mieux que nous n’avions commencé […] mes idées sont faciles et douces ; tous les mouvements de mon cœur sont des plaisirs ; voilà le vrai beau temps, et le ciel est d’azur. […] ˝L’homme est ondoyant˝ dit Montaigne : j’étais de fer pour repousser le mal, je suis de cire pour recevoir le bien. Les différentes philosophies sont bonnes ; il ne s’agit que de les placer à propos. »
« Je soupçonne qu’il y a, entre penser et avoir de l’esprit, la même différence qu’il y a entre marcher et courir. »


Lettres de Mirabeau à Chamfort.

« Je ne vous embrasserai pas de longtemps, moi qui m’étais fait une si douce habitude de ne penser, de n’observer, de ne sentir qu’avec vous, de n’agir que sous vos yeux, de n’avoir qu’une âme avec mon meilleur et presque unique ami. »
« Si j’eusse eu le bonheur de vous connaître il y a dix ans, combien ma marche eût été plus ferme ! J’ai beaucoup gagné dans votre commerce, j’y gagnerai davantage : il est peu de jours, et surtout il n’est point de circonstance un peu sérieuse où je ne me surprenne à dire : Chamfort froncerait le sourcil, n’écrivons pas cela, ou : Chamfort sera content, et alors la jouissance est doublée et centuplée. »
« Je reçois, mon cher ami, une lettre dont l’écriture a fait palpiter mon cœur comme celle d’une maîtresse lorsque j’avais vingt ans… Il est si doux de s’entendre répéter qu’on est aimé de l’homme du monde qu’on aime, estime et respecte le plus ! »
« Ce que je sais surtout, c’est que, riche en résultats moraux comme vous l’êtes en vues profondes, en aperçus nouveaux et d’un coloris qui n’est qu’à vous, vous pouvez m’enrichir infiniment, et que vous êtes capable du noble sentiment de le vouloir, 1° parce que vous m’aimez, 2° parce que cet ouvrage n’a pas été sans quelque utilité, et qu’ainsi c’est une bonne œuvre que de le rendre le moins mauvais possible […] Pour vous qui savez méditer et élucider, composer et colorier, vous qui avez l’âme et le génie de Tacite, avec l’esprit de Lucien et la muse de Voltaire quand il rit et ne grimace pas ; si vous voulez laisser quelques jours sur votre pupitre mon ouvrage, médiocre à la vérité, mais non pas méprisable, il méritera bientôt d’être placé au nombre des bons livres. »
« Je ne m’accoutume pas aisément à l’idée d’être réduit à causer par écrit avec vous, mon ami ; votre société est si douce, votre conversation si séduisante, et votre amitié si confiante, qu’il est impossible qu’une correspondance en remplace le moindre charme. »
« Travaillez, mais ménagez votre santé ; marchez, digérez, espérez et aimez-moi. P.S. : Au reste, mon ami, j’ai pensé comme vous que nous pourrions un jour, et à chaque saison, faire de fort jolis romans ensemble : ainsi je garde l’historiette ; je garde vos lettres aussi ; gardez les miennes si vous voulez, nous les ferons copier quelque jour ensemble et en alternant. Il se trouve dans les lettres une foule de choses d’autant mieux dites, qu’elles le sont avec liberté, qu’on ne retrouve plus, et qu’on est fâché d’avoir perdues. Eh ! puis, comme monument d’amitié ; n’est-ce pas une assez douce chose ? »
« J’ai lu avec un grand intérêt, et je garderai précieusement, mon bon et cher ami, la lettre que j’ai reçue de vous hier. Un résumé si énergique de la conduite sans exemple à laquelle vous a poussé la nature, et des principes que vous vous êtes faits à l’appui de cet heureux et noble instinct, est, pour une tête et une âme élevée, le germe de la plus importante théorie de liberté et même, d’indépendance à laquelle l’homme puisse atteindre ; et pour les hommes forts, la pratique en ce genre doit suivre de bien près la théorie. Je ne connais rien de plus imposant que les caractères que vous avez esquissés en peu de mots, et rien de plus respectable qu’une vie dont on peut se rendre un tel compte ; mais j’y vois aussi la consolation des honnêtes gens et la condamnation des hommes faibles. Vous êtes la preuve vivante qu’il n’est pas vrai qu’il faille plier ou briser ; qu’on peut atteindre à la plus haute considération, sans un respect superstitieux pour le monde et ses lois ; qu’on peut arriver à l’indépendance philosophique et pratique, sans avoir jamais abaissé ou comprimé la fierté d’un grand sentiment ou d’une pensée heureuse. »

« Je serai demain mardi, à cinq heures du soir, à l’hôtel Vaudreuil ; nous causerons, nous nous promènerons si vos jambes ont besoin de recouvrer du mouvement, ou nous resterons, nous prendrons des glaces aux Tuileries, ou vous viendrez en prendre ici. En un mot, nous ferons ce que vous voudrez : suffit que je serai al suo commando. »


Extraits du Procès-verbal du suicide de Chamfort

Procès-verbal du citoyen Chamfort, à la Bibliothèque nationale.
Département de Paris, 4e Région. Section Le Pelletier.

Le vingt quatrième Brumaire, l’an deuxième de la République française et indivisible, Nous, Jean-Antoine Delorme, commissaire de police de la section Lepelletier, ci-devant 1792, requis, nous nous sommes transportés avec François-Hilaire Barré, faisant par intérim les fonctions de secrétaire-greffier, rue Neuve, des Petits-Champs, en une maison numérotée 18 – occupée par l’administration de la Bibliothèque nationale, où étant monté au premier étage dans un appartement occupé par le citoyen Chamfort, y avons trouvé et est comparu par devant nous le citoyen Louis Le Courcheux, dit Rouard, gendarme près les tribunaux du département de Paris, demeurant ordinairement rue Jean de l’Eglise, section des Arcis, n°15, et de présent, dans la maison, où nous sommes, depuis deux mois et demie (sic) auprès des citoyens Desaunay, Barthélemy neveu et Chamfort, pour la garde de leur personne, en vertu d’un ordre du Comité de sûreté générale de la Convention en date du quatre septembre présente année, vieux style, le dit ordre a nous présenté signé Vaubertrand ; Lequel a dit qu’averti par son brigadier qu’il fallait reconduire les dits susnommés en une maison d’arrêt, il en avait donné avis aux dits citoyens sur la fin de leur dîner ; que le nommé Chamfort s’était levé et retiré de la table sans apparence d’aucun projet, était entré dans un cabinet où il s’était coupé la gorge avec un rasoir ; qu’après cette opération il était passé de ce cabinet dans un autre, où il s’était enfermé ; que l’on a eu connaissance de cet événement par les traces de sang sur la pièce de communication de l’un à l’autre cabinet, et a déclaré ne savoir signer. Ainsi signé Boulouche, Barré et Delorme.
Sur quoi nous commissaire sus dit et soussigné avant de procéder à l’audition de la déclaration du dit Chamfort que nous avons vu baigné dans son sang, avons ordonné que les médecins, chirurgiens et gens de l’art fussent invités à se rendre sur les lieux, pour lui donner tous les secours nécessaires. Ainsi signé Boulouche, Barré et Delorme.
Et de suite nous avons demandé au dit Chamfort ses noms, surnoms, âge, lieu de naissance et profession, lequel a dit se nommer Sébastien Roch Chamfort, âgé de cinquante et un ans, natif de Clermont en Auvergne, ci-devant bibliothécaire national et demeurant dans la maison où nous sommes.
A lui demandé par qui il avait été blessé, a dit par lui-même ; qu’ayant été renfermé dans une maison de force, il avait juré en en sortant de n’y plus rentrer, et qu’ayant été prévenu ce jourd’huy qu’il devait être reconduit dans une maison de force, il avait voulu se tenir parole, et était en conséquence entré dans son cabinet où il avait deux pistolets chargés, il les a tirés contre lui, et que, s’étant manqué, il s’était armé de son rasoir avec lequel il avait voulu se couper la gorge jusqu’à ce que mort s’ensuivît ; et n’ayant pas tout à fait réussi dans son dessein, il s’était porté des coups de rasoir sur les cuisses, les jambes et partout où il espérait se couper les veines, n’ayant rien de plus en horreur que d’aller pourrir en prison… et de satisfaire aux besoins de la nature en présence et en commun avec trente personnes, protestant au surplus de son innocence et de son patriotisme, ainsi qu’il sera prouvé par l’événement : ajoutant qu’il se soustraira toujours autant qu’il sera en son pouvoir par une mort volontaire aux horreurs et au dégoût des prisons quelconques qui ne sont pas faites pour retenir plus de vingt-quatre heures des hommes libres, et voulant qu’il soit déclaré qu’il a assisté au présent procès-verbal et qu’il a lui-même dicté sa présente déclaration, et a signé avec nous le citoyen Boulouche, sergent de la force armée de la dite section, y demeurant, rue de Marivaux, par qui nous avons été requis, et aussi du citoyen Verger, chirurgien par nous invité.

Fragments choisis tirés des Œuvres complètes de Nicolas Chamfort (Volume 1 et Volume 2)
parues aux Editions du Sandre en janvier 2010 et présentées par Lionel Dax

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