Ironie Ironie
Ironie
Interrogation
Critique et Ludique n°158 – Juillet/Août
2011
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE :
51, rue Boussingault - 75013 Paris
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Être livre / Être libre
Les deux Chamfort
Après
« Où est Chamfort ? », il est là vivant dans ses œuvres,
essayons de répondre à cette autre question : « Qui est
Chamfort ? »
D’abord,
mettons de côté, les visions exagérées que certains critiques littéraires
aiment à associer à Chamfort. Pour exorciser ces noirceurs alimentées par le
XIXème siècle et une partie du XXème siècle, il suffit de
lire la 4ème de couverture de l’édition de poche Folio des
« Maximes et pensées. Caractères et anecdotes. » (éditions de 1970)
et dont j’ai ici une réédition de 1982 :
« Un enfant naturel, admirablement doué, beau
comme l’Amour, qui ne fait la conquête de la haute société que pour lui dire
son mépris et laisser la plus cruelle peinture des dernières années de l’Ancien
Régime. La Révolution survenue, Chamfort s’y jette à corps perdu. Mais ce
dernier des justes ne supporte pas ce que Robespierre et Marat imposent de
violence et de sang à l’action politique et il tente de se tuer « dans des
circonstances si horribles, écrit Albert Camus, qu’elles donnent sa dimension
exacte à cette tragédie de la morale ». Chamfort est « le moraliste
de la révolte » et son œuvre « le récit d’une négation de tout qui
finit par s’étendre à la négation de soi, une course vers l’absolu qui s’achève
dans la rage du néant ».
Chamfort
est immédiatement vu comme un être torturé, la figure typique du romantique,
rongé par la syphilis et plein de ressentiments. De la même manière, on
caricature Courbet en placardant dans tout Paris lors de l’exposition au Grand
Palais en 2007 son Autoportrait en
désespéré. Chamfort n’est pas un champion de la négation comme le prétend
Albert Camus. C’est en réalité un amoureux de la vie, un as du secret. Un
caractère complexe qui choisit très tôt une carrière littéraire. :
« Je ne serai jamais prêtre ; j’aime trop
le repos, la philosophie, les femmes, l’honneur, la vraie gloire ; et trop
peu les querelles, l’hypocrisie, les honneurs et l’argent. »
Le
rapport à l’écriture de Chamfort peut se résumer dans le va-et-vient entre ces
deux volontés qui finalement se rejoignent : Être livre ou Être libre ? Telle est la question. Est-il plus
noble pour un esprit vif de chercher à tout prix la publication ou de se
concentrer sur l’emploi libre de son temps et de son écriture ? Chamfort a
mis du temps à trouver le lieu et la formule de son style. Mais le contenu
était déjà là.
Au
début de sa carrière, Chamfort pense qu’être libre, c’est être livre. Il écrit
dans des revues proches des encyclopédistes dès 1761. Il a vingt ans.
Il
cherche des pairs : Il les trouvera dès 1764 en écrivant sa première pièce
de théâtre : La Jeune indienne.
Rousseau et Voltaire admirent le style de ce jeune auteur. Pour une fois, ils
sont d’accord. Voltaire le signale d’emblée dans sa lettre : « Vous irez très loin… »
Cependant,
Chamfort ne souhaite pas être assimilé aux encyclopédistes. L’abbé Morellet
aurait dit en 1777 : « M. de
Chamfort a refusé de se faire incorporer dans l’encyclopédisme, et
l’intolérance des philosophes par état est plus féroce que celle tant reprochée
des gens d’église. » Chamfort garde ses distances, reste libre de
toute convention.
Grand
lecteur ouvert à toutes sortes d’ouvrages comme le prouvera ses critiques
littéraires dans les journaux révolutionnaires, il admire les auteurs grecs et
latins, et les écrivains du Grand Siècle : non seulement Racine, La
Fontaine, Molière, à propos desquels il fera des éloges, mais aussi Pascal, La
Bruyère et La Rochefoucauld. Il écrit pour être livre, pour être lu, pour être
reconnu, pour entrer dans son siècle. Il répond à des commandes de circonstances,
donc poèmes, contes, épîtres, odes, ballets. Il anime des jalousies. Ses pièces
de théâtre ne sont pas appréciées essentiellement par les critiques. Il entre
sur un malentendu voulu à l’Académie française en 1781. Mais déjà son choix
radical se précise. La société n’est plus en phase avec son style.
L’aristocratie est décadente et les hommes de lettres provoquent des querelles
vaines.
Pour
les historiens et les critiques littéraires, Chamfort serait double, un Janus
avec une tête tournée vers les codes du divertissement de la monarchie
finissante et une tête tournée vers les espoirs politiques de la Révolution. En
fait, l’homme est d’une grande cohérence ; il évolue parmi les avalanches.
Il joue avec les sociétés et leurs décors changeants. Seuls demeurent en lui,
son plaisir de vivre, la ligne du goût qu’il s’est forgé et le désir d’en
découdre avec tous les préjugés.
Toute
l’œuvre de Chamfort est une conversation avec lui-même, un Monsieur/Monsieur,
un Moi/Lui, où vivent intensément ses contradictions internes : la société
et la solitude, le désir d’argent et le mépris de toute compromission, la
volonté de reconnaissance et le choix de la fuite.
Il
s’agit maintenant pour lui de se retirer de la société littéraire, d’inventer
une autre vie, de quitter la volonté d’être livre, donc la publication, et
d’être enfin libre de son temps et de son écriture.
Nous
sommes en 1784, Chamfort a 43 ans. Il écrit dans une lettre à l’abbé Roman de
cette même année :
« Le terme arrêté dans ma conscience, résolution que
je n’ai dite encore à personne, et que j’exécuterai sans dire que c’est pour
toujours, ce terme est le 10 octobre de cette année 1784. […] On s’étonne qu’un
homme, qu’on s’obstine à regarder malgré lui comme n’étant pas dénué de tout
talent, ne veuille pas subir la loi commune imposée aux gens de lettres, de
ressembler à des ânes ruant et se mordant devant un râtelier vide, pour amuser
les gens de l’écurie. Rien ne m’a mieux montré la misère de cette classe
d’hommes, et en général, de presque tous les hommes, que l’étonnement avec
lequel on me voit garder dans mon portefeuille, les productions qui m’échappent
involontairement, et par un besoin naturel de mon âme. »
Et encore : « J’ai retiré ma vie toute entière dans moi-même ;
penser et sentir, a été le dernier terme de mon existence et de mes projets.
Mes amis se sont réunis inutilement pour ébranler ma fermeté : tout ce que
j’écris comme à mon insu, et pour ainsi dire malgré moi, ne sera tout au plus
que titulus
momenque sepulcri. L’indépendance, la
santé, le libre emploi de mon temps, même l’usage fantasque de mes
livres : voilà ce qu’il me faut ».
Et
dans une autre lettre à l’abbé Roman, plus tardive, il affirme à nouveau son
désir de ne plus publier :
« L’impression ! si vous saviez des gens
de lettres le quart de ce que j’en sais et que j’en ai vu, vous ne me
soupçonneriez pas de songer à elle. J’en ai une si grande aversion, que je n’ai
de repos que depuis le moment où j’ai imaginé un moyen sûr de lui échapper, et
de faire en sorte que ce que j’écris existe sans qu’il soit possible d’en faire
usage, même en me dérobant tous mes papiers. Le moyen que j’ai inventé, m’en
rend maître absolu jusqu’au monument et même par-delà ; car je n’ai qu’à
me taire : et ce que j’aurai écrit sera mort avec moi. »
Et
enfin, dans un court poème de la même période dont le titre est clairement
significatif « Motifs de mon silence » :
« Je touche au midi de mes ans,
Et je me dois
tous mes instants
Pour jouir,
non pour faire un livre.
Ami, penser,
sentir, c’est vivre :
Ecrire, c’est
perdre du temps. »
Rage
du néant ou plaisir de vivre ? A vous de voir.
Donc
à cinq reprises, Chamfort exprime son désir de ne plus rien publier. C’est un
acte rare et fort dans l’histoire de la littérature presque aussi important que
le choix de Rimbaud.
Alors que l’édition de 1824-1825 proposait
un découpage thématique en cinq tomes, j’ai souhaité présenter les œuvres de
Chamfort en deux volumes qui s’articulent autour de cette décision radicale de
ne plus rien publier, de ne plus rien donner au public.
Vous voyez : La vie de Chamfort est
coupée en deux.
2 Chamfort / 2 Volumes.
L’un montre son désir d’être livre
(1762-1784 : 22 ans)
L’autre son désir d’être libre
(1784-1794 : 10 ans)
Au final, et c’est l’un des nombreux
paradoxes de l’auteur, ce choix, lui permet d’inventer une écriture originale
et, on le voit, une écriture plus fournie. En 10 ans, il écrit autant de textes
qu’en 22 ans.
Miracle de la liberté ou plutôt comment
« être libre » fait de Chamfort un être devenu livre.
On n’a pas encore assez interrogé cette
pratique d’écriture, cette stratégie d’une écriture qui éviterait la méprise et
la maîtrise des autres, du public. Il faut imaginer Chamfort marchant dans les
rues de Paris. Dès qu’une pensée lui arrive, il trouve le moyen rapide de la
prendre au vol, il la saisit d’un trait. Il la garde ainsi en mémoire. Il se
forge alors un corps de maximes et de pensées, de caractères et d’anecdotes. Il
va d’une conversation à l’autre léger comme ces bouts de papier. En même temps
qu’il note sa pensée, il l’incorpore. Chamfort se fait livre. Plus besoin pour
lui de publier. Les cartons sont des poubelles. La pensée écrite peut être
jetée car Chamfort la connaît par cœur. Il peut selon les circonstances
l’offrir lors d’une conversation. Ce corps de phrases éparses, fait de
fragments ironiques, fait rire et penser à la fois. Le secret de la parole
libre. Chamfort développe une sorte d’écriture de la dépense, générosité
éphémère de l’oralité, la noblesse de la notion de dépense. C’est ce suc des conversations de Chamfort
que Ginguené, qui connaissait le secret des bouts de papier, a voulu à tout
prix sauvegarder.
Chamfort
choisit d’être libre et aussi d’être livre, mots qui dérivent de la même
étymologie latine Liber. Liberté.
Chamfort sous l’impulsion de la révolution publie à nouveau une série
d’articles dans des journaux révolutionnaires.
Ensuite,
il est nommé directeur de la Bibliothèque de la Nation en 1792, ancêtre
institutionnel de la Bibliothèque Nationale, avec Jean-Louis Carra par l’intermédiaire
de Monsieur Roland, proche des Girondins. Chamfort fut toute sa vie un amoureux
des livres et a toujours conçu l’acte de lire comme un acte de guerre, un acte
politique. C’est d’ailleurs sur ce terrain là que Chamfort perdra la bataille.
En réactualisant le dépôt légal le 19 juillet 1793 pour protéger la propriété
littéraire, il est accusé d’accepter les livres d’aristocrates, les livres de
Marie-Antoinette et de préparer ainsi la contre-révolution. Littéralement
contre toute sorte d’autodafé et de censure, cet engagement ultime en faveur de
la liberté lui sera fatal.
Le 31 octobre 1793, Carra périra avec les Girondins
et le même sort devait touché Chamfort le 14 novembre 1793 (24 brumaire, an 2)
jour où il tente de se suicider. A la lumière de la mort de son collègue Carra,
on comprend d’autant mieux son geste. Et comme le dit Chamfort :
« Je suis un homme libre, jamais on ne me fera
rentrer vivant dans une prison. »
Lionel Dax – 27 Septembre
2010
Conférence sur Chamfort à la BNF pour les lundis de l’Arsenal
Avec la participation du comédien Benoit Marchand
Conférence enregistrée par France Culture :
http://www.franceculture.com/culture-ac-nicolas-chamfort-etre-libre-etre-livre-nicolas-chamfort-etre-libre-etre-livre.html
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Être
libre II
Extraits du
Procès-verbal du suicide de Chamfort
Procès-verbal du citoyen Chamfort, à la
Bibliothèque nationale.
Département de Paris, 4e Région.
Section Le Pelletier.
Le vingt quatrième Brumaire, l’an deuxième de
la République française et indivisible, Nous, Jean-Antoine Delorme, commissaire
de police de la section Lepelletier, ci-devant 1792, requis, nous nous sommes
transportés avec François-Hilaire Barré, faisant par intérim les fonctions de
secrétaire-greffier, rue Neuve, des Petits-Champs, en une maison numérotée 18 –
occupée par l’administration de la Bibliothèque nationale, où étant monté au
premier étage dans un appartement occupé par le citoyen Chamfort, y avons
trouvé et est comparu par devant nous le citoyen Louis Le Courcheux, dit
Rouard, gendarme près les tribunaux du département de Paris, demeurant
ordinairement rue Jean de l’Eglise, section des Arcis, n°15, et de présent,
dans la maison, où nous sommes, depuis deux mois et demie (sic) auprès des citoyens Desaunay,
Barthélemy neveu et Chamfort, pour la garde de leur personne, en vertu d’un
ordre du Comité de sûreté générale de la Convention en date du quatre septembre
présente année, vieux style, le dit ordre a nous présenté signé
Vaubertrand ; Lequel a dit qu’averti par son brigadier qu’il fallait
reconduire les dits susnommés en une maison d’arrêt, il en avait donné avis aux
dits citoyens sur la fin de leur dîner ; que le nommé Chamfort s’était
levé et retiré de la table sans apparence d’aucun projet, était entré dans un
cabinet où il s’était coupé la gorge avec un rasoir ; qu’après cette
opération il était passé de ce cabinet dans un autre, où il s’était
enfermé ; que l’on a eu connaissance de cet événement par les traces de
sang sur la pièce de communication de l’un à l’autre cabinet, et a déclaré ne
savoir signer. Ainsi signé Boulouche, Barré et Delorme.
Sur quoi nous commissaire sus dit et
soussigné avant de procéder à l’audition de la déclaration du dit Chamfort que
nous avons vu baigné dans son sang, avons ordonné que les médecins, chirurgiens
et gens de l’art fussent invités à se rendre sur les lieux, pour lui donner
tous les secours nécessaires. Ainsi signé Boulouche, Barré et Delorme.
Et de suite nous avons demandé au dit
Chamfort ses noms, surnoms, âge, lieu de naissance et profession, lequel a dit
se nommer Sébastien Roch Chamfort, âgé de cinquante et un ans, natif de
Clermont en Auvergne, ci-devant bibliothécaire national et demeurant dans la
maison où nous sommes.
A lui demandé par qui il avait été blessé, a
dit par lui-même ; qu’ayant été renfermé dans une maison de force, il
avait juré en en sortant de n’y plus rentrer, et qu’ayant été prévenu ce
jourd’huy qu’il devait être reconduit dans une maison de force, il avait voulu
se tenir parole, et était en conséquence entré dans son cabinet où il avait
deux pistolets chargés, il les a tirés contre lui, et que, s’étant manqué, il
s’était armé de son rasoir avec lequel il avait voulu se couper la gorge
jusqu’à ce que mort s’ensuivît ; et n’ayant pas tout à fait réussi dans
son dessein, il s’était porté des coups de rasoir sur les cuisses, les jambes
et partout où il espérait se couper les veines, n’ayant rien de plus en horreur
que d’aller pourrir en prison… et de satisfaire aux besoins de la nature en
présence et en commun avec trente personnes, protestant au surplus de son
innocence et de son patriotisme, ainsi qu’il sera prouvé par l’événement :
ajoutant qu’il se soustraira toujours autant qu’il sera en son pouvoir par une
mort volontaire aux horreurs et au dégoût des prisons quelconques qui ne sont
pas faites pour retenir plus de vingt-quatre heures des hommes libres, et
voulant qu’il soit déclaré qu’il a assisté au présent procès-verbal et qu’il a
lui-même dicté sa présente déclaration, et a signé avec nous le citoyen
Boulouche, sergent de la force armée de la dite section, y demeurant, rue de
Marivaux, par qui nous avons été requis, et aussi du citoyen Verger, chirurgien
par nous invité.
Fragments
choisis tirés des Œuvres
complètes de Nicolas Chamfort (Volume 1
et Volume 2)
parues aux
Editions du Sandre en janvier 2010 et présentées par Lionel Dax
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