vendredi 5 octobre 2012

Ironie n°164 - Septembre/Octobre 2012

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Interrogation Critique et Ludique n°164 – Septembre-Octobre 2012
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris
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JOURNAL DE L’ANNÉE 2000

Jeudi 2 novembre

Venise. J’accompagne Gérald Piltzer et sa famille, logés au Gabrielli. Je me suis installé à la pension Seguso, où je retrouve ce qui me facilite le passage dans ce monde qui ne ressemble à aucun autre : chaque soir, chaque matin, l’étendue du canal de la Giudecca, le face à face avec le Redentore et les frontons classiques de Palladio. Curieuse, l’attitude (sans doute, en son fond, essentiellement anti-papiste) de Heidegger à Venise… Hölderlin découvre la Grèce à Bordeaux, mais il n’en est rien, rien qu’un éblouissement souhaité. C’est à Venise que l’Europe peut comprendre la Grèce. C’est à Venise que, manifestement, du xve au xviiie siècle, la Grèce est le mieux réfractée… et sans doute aussi parce qu’une pensée pensante de la Grèce est indissociable de l’Orient. C’est à partir de Venise que Marco Polo découvre la Chine. C’est à l’Orient comme au Moyen-Orient que Venise doit sa fortune. Byzance sans doute à Torcello, à Murano, mais régnant sur Venise et la place Saint-Marc. La basilique de San Marco est une église grecque, aussi byzantine qu’il est possible, et malgré cela, avec cela, le monument vénitien par excellence. Venise est l’accès privilégié, unique, à cette possible grandeur de l’Europe des nations qu’évoque Nietzsche et qu’il identifie à quelques très vieux livres que personne ne lit plus. Venise envahie par des foules hagardes, qui ne peuvent y voir qu’une sorte de Disneyland, une bande dessinée de science-fiction. Venise qui pourtant ne cesse de parler de ce qu’elle est de fait, et de proposer, ici, maintenant, la mesure dynamique, vivante, de ce qu’elle fut pour l’être encore. Je peux éprouver ce qui a frappé la rétine et engagé le génie de Monteverdi, de Tiepolo, de Vivaldi, du jeune Casanova. Quoi ? Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de ma vie et à celle de mon théâtre, Goldoni écrit : « Le fond du caractère de la nation est la gaîté et le fond du langage vénitien est la plaisanterie… On chante sur la place, dans les rues et sur les canaux, les marchands chantent en débitant leurs marchandises, les ouvriers chantent en quittant leurs travaux, les gondoliers chantent en attendant leurs maîtres. » Si la population n’est plus la même aujourd’hui, c’est sans doute parce qu’elle est noyée dans la barbarie des envahisseurs morts-vivants. Mais il n’empêche, chaque soir, les campos bruissent des colloques vénitiens et des rencontres de voisinage… et monumentalement la ville, « la nation », témoigne toujours d’une culture, d’une civilité jouée en quelque sorte vocalement dont le caractère est d’un enlèvement aérien, coloré et joyeux.

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Venise, vendredi 3 novembre

La basilique de Saint-Marc… Ce qui, à Venise, est le plus central est sans doute le moins bien connu. Les informations nécessaires les plus primaires manquent, et les conditions dans lesquelles on visite le plus souvent ce haut lieu de la civilisation européenne sont désastreuses. Comme bien souvent dans les églises, j’en ai fait plusieurs fois l’expérience, ici même et à Chartres, une foule errante envahit les lieux, encombrée, encombrante et… perdue ; ne pouvant pas comprendre qu’il suffirait en somme à chacun d’être là et d’être à soi-même sa propre prière, s’il y était vraiment. Mais comment imaginer que le luxe de ce monument d’or et de pierreries, c’est d’abord et essentiellement d’être l’élévation d’un livre ? Ruskin l’a écrit : « Aucune ville n’a jamais eu de Bible plus glorieuse. Le livre-temple brille au loin comme l’étoile des Rois Mages. » Ce qui est on ne peut plus juste, si l’on retient que cet « au loin » est la plus grande proximité. Cet « au loin » est là. Les visiteurs l’habitent, le traversent sans la moindre chance de s’en rapprocher. On sait qu’il n’en va pas autrement des foules qui traversent les musées, mais l’on peut toujours supposer que dans ce flot, dans ce passage, quelque chose est perçu, qu’une sensation optique marque l’événement. Rien ne permet de l’affirmer ou de l’infirmer. Dans une église, et notamment dans celle-ci, les corps parlent et signalent l’encombrante paralysie des âmes… qui ne sont pourtant pas tout à fait mortes puisqu’ils se meuvent… et restent là ne sachant que faire d’eux-mêmes, comment se placer dans la richesse du surcroît, la richesse folle du surcroît qui s’offre à eux.

Dante a visité Venise… il évoque l’Arsenal dans La Divine Comédie. Comment ne pas supposer que la basilique de Saint-Marc, qui était alors pour l’essentiel ce qu’elle est aujourd’hui, a inspiré la composition de son poème ? Sur le modèle des livres saints, l’église s’élève, se construit et déploie dans l’espace la pensée et le chant d’un monde qui ne nous est en rien étranger. Que nous entrions, que nous nous y attardions, ou que nous en sortions… comment pourrions-nous le quitter, il constitue le meilleur et le pire de ce que nous sommes et de ce que nous vivons. Nous sommes venus en train, en avion… mais y aurait-il des trains et des avions si ce qui élève cette église n’avait pas eu lieu et, ayant eu lieu, reste, que nous le voulions ou non, le lieu qui est indissociable de l’intelligence que nous avons, ou non, des liens qui nous occupent.

Le Père, le Fils, le Saint-Esprit, les prophètes et tous les saints vivent ici dans l’infinie et paradisiaque diffusion des murs et des coupoles d’or – l’espace infini que Giotto fait apparaître sur le haut du mur du Jugement dernier de la chapelle des Scrovegni à Padoue, en confiant à deux anges le soin de rouler le bleu du ciel derrière lequel se révèle l’or du paradis. C’est bien cette entrée au paradis que propose la basilique Saint-Marc. Ce surcroît qui embarrasse les visiteurs, c’est bien le paradis ouvert de toutes parts, se déployant à l’infini, un espace de jouissance infinie, généreusement mis à disposition – avec art. Mais en va-t-il différemment de toute manifestation artistique qui mérite ce nom ? L’art troue l’espace social et l’ouvre sur l’infini d’une promesse qu’une simple présence réalise. Elle est ici magnifiée dans une lumière d’or, que coiffent onze coupoles, et centralement la coupole de l’Ascension. Est-ce assez dire ?

Le petit livret destiné à faciliter l’accès de l’ensemble biblique est assez bien fait… À propos du passage entre les mosaïques de l’Atrium et les mosaïques de l’intérieur, je note : « Après s’être préparé intérieurement et avoir vu les mosaïques de l’Atrium, on peut enfin pénétrer dans l’église, ce qui signifie entrer symboliquement dans “la terre promise” à Abraham et aux anciens patriarches. » Les auteurs font remarquer que, dans l’Atrium, la lunette au-dessus de la porte centrale présente le Christ tenant un livre ouvert sur le chapitre 10 de l’Évangile selon saint Jean, où l’on peut lire : « Ego sum ostium per me si quis introierit salvabitur et pasqua inveniet. » – « Je suis la porte ; celui qui la franchit sera sauvé et trouvera les pâturages du salut. » Des millions de touristes passent chaque année par cette porte pour ressortir bientôt par une autre, comme autant d’oreilles « aveugles », c’est-à-dire sourdes. De ce livre où je pénètre ébloui, je ne suis pas moins ignorant qu’un autre, mais de cette pensée enluminée, tout ce qui se livre à moi m’entraîne lyriquement à accompagner avec joie la danse des vertus et des béatitudes qui font une couronne au bas de la coupole de l’Ascension.

Marcelin Pleynet, « Journal de l’année 2000 (extraits inédits) »,
Faire Part, n°30-31, printemps 2012, p. 69-71.


                                                    LE VOYAGE EN CHINE

Dimanche 5 mai 1974 – de retour en France

Je me retrouve en France avec le sentiment d’avoir quitté la Chine précipitamment. Si au départ de Paris nous ne savions pas vraiment ce que nous allions trouver en Chine, nous partions pourtant et, dès que la passerelle de l’avion fut franchie, nous n’étions plus en France. Nous quittions la France pour, dans le demi-sommeil d’une nuit de voyage, partir vers un continent sans autre réalité sous son nom que son tracé géographique et l’occidentalisation de ses mœurs.
À Pékin, en montant dans l’avion qui nous ramène à Paris, nous sommes déjà en France. À la première page des journaux les élections françaises, et en page 4 ou 5, quelques brèves nouvelles de la Chine, Lorsqu’en cours de voyage nous avons pu consulter le Bulletin d’information de l’agence Hsinhua, nous avions parfois en dernière page, venant après les informations sur la Chine et sur le continent asiatique, quelques nouvelles de la très lointaine Europe.
Nous faisons escale à Karachi à 17 h 45 : chaleur torride, l’air est lourd et humide. Impossible de ne pas penser à la parenthèse de ces trois semaines. Impossible d’être présent à cet entre-deux du retour. L’avion est en grande partie occupé par un groupe d’Alsaciens qui fêtent bruyamment, champagne et chansons, leur départ de Chine. Nous survolons Téhéran, Ankara, Sofia, Zagreb, Munich. Nous sommes en France, Après un moment de repos la délégation alsacienne a repris son tapage de plus belle, le reste du voyage est un cauchemar sans sommeil.
Mon retour en France dans cette campagne familière où je passe chaque week-end, me laisse tout à fait ahuri et en somme passablement dépaysé. Ce qui m’apparaît immédiatement et avec force c’est la surcharge du décor. La campagne française est sur-décorée, pas un endroit où l’œil puisse se poser sans rencontrer une surcharge dont le plus souvent l’inutilité n’égale que la laideur. Même chose chez moi, des bibelots, des meubles, des livres : des anecdotes superflues. Je sais déjà que je m’y ferai très vite, que très vite ils me deviendront à nouveau indispensables. Mais au retour c’est la surprise avec comme un mouvement de recul et de crainte devant ce que j’ai cru, ce que je crois devoir assumer. Ce n’est pas seulement le lieu commun de la société de consommation, c’est son histoire, l’histoire de la culture de consommation, de son décor, des traces partout perceptibles d’un récit « dix-neuviémiste », sans autre dimension que la commune mesure psychologique. Je notais avant-hier, dans un autre carnet, qu’un voyage en Chine, qu’un récit de voyage en Chine doit toujours forcément commencer en Occident, et pour nous inévitablement en France. C’est de là, et d’une certaine façon c’est là que se fait, que s’est fait ce voyage. Cette impression qui était alors quelque peu abstraite se confirme tout à fait ce matin entre Chartres et Dreux. Le voyage commence avant le voyage et c’est au retour qu’il se confirme, que les clichés se fixent.
Comme je crois l’avoir noté ici même, c’est peu à peu par analogie avec la France et l’Europe que nous avons réussi à nous familiariser avec la Chine, et chaque fois la comparaison et la ressemblance nous paraissaient on ne peut plus convaincantes. Au retour, et plus particulièrement ce matin au cours de cette promenade dans la campagne française, toute possible analogie avec la Chine disparaît et s’efface. Le paysage que je traverse, les habitudes de travail qu’il suppose, ce qui l’a conditionné comme mode d’appropriation et d’économie, son dessin, ses couleurs et jusqu’au ciel pâle qui le couvre, rien là qui puisse se comparer à quoi que ce soit de ce que nous avons vu en Chine. Le paysage chinois peut certes être étendu et plat, comme celui que je traverse un peu avant Dreux, et même beaucoup plus vaste, mais sa division, son unité de mesure, de perception, lui donnent une tout autre dimension. Ici, les champs sont divisés en plus ou moins grandes, plus ou moins inégales parts de cultures, le paysage chinois auquel je pense est également divisé par le quadrillage des canaux qui l’irriguent. Pour ce que j’en ai vu, le territoire chinois à être plus vaste n’en semble pas moins plus maîtrisé, à être moins occupé plus naturellement proche de celui qui l’habite. L’impression que j’ai eue très souvent en Chine, et que je n’ai peut-être jamais notée ici, en voyant un paysan accroupi dans les blés en herbe, ou près des rizières, seul et arrachant une à une les mauvaises herbes, s’appropriant seul et ponctuellement la vaste étendue, c’est que rien ne serait impossible à la volonté, tour à tour, au cours de son histoire, patiente et impatiente, de ce peuple de se transformer et de transformer son histoire. Qu’il s’agisse de la Grande Muraille de Chine, ou de ce paysage de rizière, le signe, la trace que laisse le Chinois a toujours deux mesures, celle de l’homme et celle de l’espace qu’il habite : la fixation de l’une dans l’autre – vaste écriture idéogrammatique de l’étendue. Il faudrait dire que si les cyprès qui entourent Sienne ont tous leur histoire dans Horace, c’est un peuple entier là-bas qui trace et irrigue de la terre jusqu’au ciel, d’un horizon à l’autre, ou penché sur la rizière sans horizon, la légende sans âge des grands caractères de son histoire.

Au retour de Dreux j’aperçois la flèche de la cathédrale de Chartres que je veux revoir dès aujourd’hui pour comprendre ou ne pas comprendre – ce qui, au-delà de l’actualité (les élections présidentielles), se mêle et se démêle des grandes aventures humaines dans ces sortes d’écrits géants (pris dans la traversée des siècles) que nous portons, que nous vivons aussi, le plus souvent peut-être, à ras de terre. La politique sans doute ne pourra jamais me permettre de penser cela, quoique les deux dimensions monumentales et scripturales, herbeuses et lapidaires, qui fixent ce vécu, soient aussi des pensées…

Marcelin Pleynet, Le Voyage en Chine, Éditions Marciana, 2012, p. 109-112.

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Jeudi 8 novembre 2012, à 19 heures

La librairie L’Écume des Pages recevra Marcelin Pleynet
à l’occasion de la parution du numéro 30/31 de la revue Faire Part :
Itinéraires de Marcelin Pleynet
et de la nouvelle édition de son livre : Le Voyage en Chine

Lionel Dax lira des extraits du Journal de l’auteur

L’Écume des Pages : 174, bd Saint-Germain – 75006 Paris

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